Chère Sarah, je me souviens encore de cette grosse dispute que nous avions eue il y a quelques années, une dispute qui nous a valu plusieurs mois de froid. J’étais tombée sur tes publications sur les réseaux sociaux, des articles, des vidéos, des commentaires pleins de colère, dénonçant les injustices auxquels faisaient face au quotidien les Noirs en Occident. Je t’avais dit de faire attention à ce que tu écrivais et aux traces que tu laissais sur les réseaux sociaux.
Ce jour, tu n’avais pas supporté que je te dise que tes réactions étaient dramatiques et exagérées. Cela t’avait énormément frustrée et mise en colère. Tu m’avais alors traitée de naïve. Sans tempérer tes mots, tu m’avais dit que je vivais dans un monde de bisounours, que tu te fichais pas mal de ce que je pouvais penser et que contrairement à moi, tu n’essayais pas de plaire à tout le monde. Ouch, ça m’a fait très mal !
Effectivement à ce moment là, je trouvais tes réactions disproportionnées, ta colère déplacée et tes mots mal choisis. Je pensais avec beaucoup de prétention que ton attitude était exactement ce qui allait mal dans ce monde. Au lieu de contribuer à créer un monde plus harmonieux, cela au contraire nous enfonçait davantage dans des polémiques que nous avions tous besoin de dépasser.
Dans mon idéalisme parfois maladif, je voulais me convaincre qu’un monde sans couleur avait le potentiel d’exister si les personnes cessaient de faire une fixation sur ces questions de race. J’y allais avec des : « Il ne faut pas diaboliser l’Occident, de même qu’il ne faut pas angéliser tous les Noirs». Dans ma naïveté, je voulais croire que la traite négrière et la colonisation appartenaient désormais au passé, qu’il était désormais temps d’essayer de regarder vers l’avenir.
Mais Sarah, tu avais on ne peut plus raison de dire que j’étais naïve. Pour moi qui n’avais jusqu’alors vécu qu’en Afrique, je n’avais pris connaissance ou fait « l’expérience » des injustices raciales que sous le spectre de l’histoire de la traite négrière, de la colonisation et de mon expérience approximative du néocolonialisme. J’étais bien loin des rapports de race. J’avais de la chance de n’avoir pas été directement affectée par ces injustices dans mon quotidien.
Plutôt que d’essayer de comprendre ta situation, je me demandais ô grand pourquoi les Noirs de l’Occident s’autorisaient à crier plus forts que nous en Afrique, lorsqu’en comparaison, ils s’en sortaient déjà très bien. Ils avaient accès à plus d’argent que nous, ils avaient accès à une meilleure éducation, à de meilleurs services de santé, à des opportunités auxquelles un Africain de famille modeste n’oserait même pas rêver. Et vu qu’on parle de rêve, eux au moins pouvaient rêver, rêver d’autre chose, d’un ailleurs qui portait l’espoir d’un meilleur avenir, lorsque le nôtre ne semblait en avoir aucun.
Quand je repense à notre dispute ce jour là, avec du recul, je comprends combien il me manquait l’expérience et la capacité de comprendre toute la solitude, la détresse, l’humiliation et le sentiment d’injustice qui se cachaient derrière ta colère. Il m’aura fallu venir ici, vivre ici, alors seulement j’ai compris ce que tu avais ressenti, j’ai enfin compris ta colère.
Ma chère Sarah, je vais te confier que j’ai été à mon tour en colère. Si souvent en colère que je me demandais où était passée la jeune femme si douce que j’étais autrefois.
La colère, cette émotion qui nait d’un sentiment d’impuissance, impuissance devant les injustices et les inégalités qu’on vit au quotidien quand on est Noirs en Occident. Je vais éviter de parler du cas précis de la femme noire en Occident parce que pour cela, il me faudra écrire un tout autre article.
Aujourd’hui je comprends ce qui a suscité tant de colère chez toi. Nous en Afrique, malgré la dureté de la vie et les défis du quotidien, nous avons le luxe de conserver notre dignité humaine. Elle n’est pas tous les jours piétinée par les micros et macros agressions devenues banales.
Nous n’avons pas non plus à agir en permanence à un niveau de performance élevées pour mériter d’être traités comme un citoyen lambda ici : c’est-à-dire avec EXACTEMENT les mêmes droits et les mêmes privilèges que tout le monde, se battre pour ne pas seulement se contenter de la place qu’on daigne nous accorder. L’Occident n’est pas pour les faibles d’esprit… Ne survivent ici que ceux qui ont un mental d’acier.
J’ai compris aussi combien il est difficile d’expliquer ces choses, de les faire comprendre à qui ne l’a jamais vécues auparavant. J’ai compris la solitude, la honte et le blâme qu’on s’impose devant ce sentiment de confusion qu’on ne parvient pas toujours à nommer car elle est issue de micro agressions, faite tout en subtilité et souvent par des personnes qui sont censées nous témoigner leur amour.
J’ai compris la souffrance silencieuse, j’ai compris le rejet qu’on perçoit juste à travers le « body language ». J’ai compris la violence des sarcasmes sophistiqués, j’ai compris les blagues à double sens, j’ai compris le problème derrière ces compliments du style « t’es plutôt belle et/ou différente pour une Noire », ou tout autre compliment qui nous confère des attributs d’animaux comme : « Tu es belle comme une gazelle ».
J’ai compris l’envie de résister lorsqu’on veut nous rappeler combien on a de la chance d’avoir accès à ces privilèges et qu’on doit le garder en tête avant de nous mettre à trop en demander. Comme toi je me suis rebellée à essayer de comprendre ce que cela voulait dire que « de rester à sa place » lorsqu’on que la seule chose qu’on m’a apprise c’est de justement prendre tout ma place, marcher la tête bien droite, grandir, m’étendre, voler si nécessaire. Comment rester à ma place lorsque la seule chose que je sais, c’est justement apporter ma propre chaise, m’asseoir à la table des discussions et y rester aussi longtemps que j’aurais la conviction d’y avoir ma place. J’ai compris Sarah, tout le courage qu’une telle démarche requiert et ses conséquences sur ma vie, ma réputation et ma paix d’esprit.
Mais j’ai surtout compris que le plus difficile c’est de voir ceux qui sont restés en Afrique te juger et/ou te regarder avec envie, comme moi je l’ai fait avec toi. Nous te voyions évoluer dans cet espace de Blancs et jouir de tous les privilèges auxquels cette culture te donne accès sans avoir conscience du prix qu’il te faut payer pour cela, des renoncements et parfois du traumatisme qui vient du fait d’être une minorité dans un espace historiquement perçu comme supérieur. J’ai compris ce que cela coûte de ne pas perdre son essence propre, et ce que cela fait de fonctionner en permanence en mode survie.
Aujourd’hui ma chère Sarah, j’ai compris et je te demande pardon.
Magnifique texte. Nous sommes nombreuses et nombreux à devoir demander pardon parce qu’ au fond il faut expérimenter soi même pour comprendre
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En dire davantage dénaturerait mon ressenti.
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Superbe.
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